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« Ce que vous allez voir s’inscrit dans le contexte social actuel. Aujourd’hui, le Chili pense à son avenir. »[i]
Mais que pense le Chili de No, dernier film de Pablo Larraín, acclamé dans les festivals internationaux, de Cannes à Sundance, et nominé aux Oscars ? Le contexte actuel s’y prête peut-être, mais la polémique n’est pas nouvelle. Interrogé par le New York Times, Genaro Arriagada, directeur de la véritable campagne du No, réduisait le film à « une grossière et excessive simplification qui n’a rien à voir avec la réalité, […] une caricature ».[ii]
Comment traiter d’un moment historique ? Comment rendre compte d’évènements passés, voire dépassés, de manière authentique et respectueuse des hommes et femmes qui les ont vécu ? D’Argo à Zero Dark Thirty (grands nominés des Oscars), la tendance cinématographique est à la reconstitution historique. Non dénués d’idéologies[iii], leurs auteurs affirment se baser sur des études journalistiques poussées mais en simplifient le travail (il est compliqué de résumer 10 ans de traque en 2h29). Certains ont à tort assimilé Lincoln à ces vaines tentatives de restitutions. Mais l’habilité de Spielberg se révèle dans l’utilisation de la biographie pour traiter d’un sujet complexe et très contemporain. Ce n’est pas un film sur la vie d’Abraham Lincoln, ni directement sur la question de l’esclavage. C’est un film sur le compromis en politique et la conscience d’un homme d’Etat. L’écho est total avec les négociations politiciennes de l’ère Obama et le débat en découlant (doit on se compromettre avec ses opposants pour faire avancer son agenda ?).
No relève donc de cette mouvance. Résolument politique, et quoi qu’on en dise, historique, il ose l’enchevêtrement des images d’archives à la fiction, utilisant une caméra d’époque pour créer l’amalgame. Qui est comédien, qui est réel ? Comment dissocier l’histoire de l’Histoire ?
Mais à la différence de Zero Dark Thirty qui présente un personnage sans histoire pour prouver son objectivité, No assume son statut d’œuvre d’art, forcément subjective, et de fiction, forcément dramatisée. Ce n’est pas un documentaire. Il n’a pas vocation à instruire ses spectateurs (bien qu’il en informe certains), mais à les émouvoir. Et sur ce point, le pari est à la fois réussi et, mieux, surpassé.
Adapté d’une pièce à succès du chilien Antonio Skármeta, le récit suit l’évolution d’une campagne devenue mythiqueà travers les (més)aventures de René Saavedra, jeune créatif publicitaire talentueux et ambitieux. Dans l’œuvre d’origine, le personnage était cinquantenaire, très engagé et heureux dans son mariage. Pablo Larraín a quant à lui offert à Gael Garcia Bernal (magistral) le rôle d’un trentenaire carriériste, séparé de sa compagne et plutôt indifférent à la politique. L’astuce était risquée mais s’avère ingénieuse. Il aurait été accommodant mais complaisant de présenter un héros meurtri par la dictature et convaincu de la justesse de sa cause. Le René Saavedra de No est profondément partagé. Plus il tend vers sa conscience, plus il risque de perdre son confort. Plus il s’investit dans cette campagne périlleuse, plus il affronte des obstacles dangereux et moins il ne peut faire machine arrière.
Bien sûr, ce mécanisme scénaristique prouve son efficacité depuis longtemps. Plus le personnage souffre, lutte et présente des failles de caractère, plus on s’y attache. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si on a vu se multiplier les rôles d’antihéros au cinéma ces dernières années. C’est même plus qu’un effet de mode puisque tous les films de ce type ne fonctionnent pas forcément. Mais Pablo Larraín dépasse le talentueux geste artistique. Il réussit à lier le fond et la forme pour que l’un renforce l’autre et vice versa. La forme choisie nous permet de nous sentir à la fois dans l’Histoire et au plus près des personnages. Le film nous promène sans cesse d’une subjectivité à une autre. Nous devenons témoins des réunions austères du régime Pinochet puis voyeurs de l’intimité de René. Nous prenons part au débat des militants et assistons aux rapports de force mais aussi amicaux de René avec son patron. L’auteur n’évite pas la complexité du sujet, encore moins des relations humaines : il les filme.
A la manière du manifeste de Stéphane Hessel qui redonnait sa puissance au sentiment d’indignation, No procure l’envie d’engagement sans occulter certaines faiblesses du militantisme politique. Intelligemment, et je pense universellement, le film nous invite à prendre conscience de ce qui devrait tous nous unir : la liberté. Cela peut paraître être un concept creux, mais il prend des formes bien concrètes : liberté de penser, d’expression, et ainsi d’opinion, fondements de toute démocratie.
Le parallèle avec aujourd’hui est sur ce point des plus intéressants. On se rend compte que les aspirations des gens et les arguments des camps qui s’opposent ne changent guère à travers les époques. Finalement, au risque d’être coupable d’une vulgaire généralisation, un militant communiste aujourd’hui rejettera avec autant d’aplomb que celui d’hier tout compromis jugé libéral (quitte à ranger Lula, Hollande et Obama dans le même camp que Sarkozy, Merkel ou Berlusconi). Au même titre, l’homme de droite convaincu défendra toujours l’inégalité puisque c’est dans la nature des choses et qu’il doit bien y avoir une raison à cela. Il est saisissant de se dire qu’aujourd’hui, des centaines de milliers de citoyens français manifestent et se battent pour refuser des droits à certains de leurs concitoyens (et semblables).
Étonnamment, l’argumentaire des uns retrouve parfois celui des autres. Hugo Chavez n’était-il pas réélu parce qu’il avait sorti des millions de gens de la pauvreté ? La droite ne gagne-t-elle pas les élections sur sa supposée gestion flexible et responsable de l’économie ? L’argument économique semble éternellement imparable. « Pas de mariage mais des emplois » entend-on chanter sur les champs Élysées. Qu’importent les restrictions individuelles en Chine puisque la croissance est là ! Seulement, la justification économique ne tient pas. Les réformes sociétales et sociales n’empêchent pas de traiter l’économie. Les succès nationaux en matière de réduction de la pauvreté ne justifient ni les comportements autocratiques, ni les soutiens internationaux répugnants. La stabilité d’un pays, enfin, ne légitime aucune exaction contre son peuple.
La liberté d’opinion, suivie du devoir de solidarité, devrait constituer la première base de toute démocratie, puisque c’est la première pierre du vivre ensemble. Ce devrait aussi être la première cause à défendre pour chacun, de gauche comme de droite, comme droit universel et non négociable. Pablo Larraín en a saisi l’importance et a réussi à la traduire dans son film, tout en exprimant l’étrange mais passionnante complexité humaine. Difficile ainsi de recevoir les critiques trop pratiques qui consistent à dire que le fils d’un sénateur pro Pinochet et d’une ministre de droite conservatrice ne peut traiter d’un tel sujet. Mais heureusement, un tel cri de justesse dépasse le nom et l’origine de son auteur.
Parce qu’il est parfois nécessaire de revenir aux sources de l’engagement citoyen (pour quelles causes je suis prêt à me battre ? Aux noms de quelles valeurs les plus profondes je ne m’accommoderai pas de ma situation?), il est quelquefois indispensable de puiser la force politique que procure un film comme No et d’en mesurer la complexité.
No mas : non à l’intolérance et à la soumission des peuples. Non, aussi, à l’indifférence et à l’indulgence idéologique.
Pero, sí : oui à la création artistique qui soulève doutes et réflexions tout en procurant plaisir émotionnel et jouissance intellectuelle. Oui, aussi, à l’artiste qui stimule nos sens et agite nos consciences.
Chile, y mundo, « la alegria viene ».