Captain Amerika
« L’Amérike est facilement dans l’embarras » écrivait Jerry Rubin dans son manifeste yippie Do it en 1968, « c’est un pays qui accorde tellement d’importance aux mythes et aux images ». En cela, un demi-siècle plus tard, les révélations d’Edward Snowden ou avant lui Wikileaks ont été un véritable cauchemar pour les communicants de la maison blanche. Mettre en cause la narration nationale était jusque là -permettez-moi l’expression- de bonne guerre (car plutôt inoffensif). Exposer les mensonges du gouvernement, en revanche, relève de la trahison.
En Europe et plus particulièrement en France, certains cinéastes s’enthousiasment de la rapidité avec laquelle nos frères d’outre atlantique produisent des films sur leur histoire récente. En comparaison, notre vieux continent fait souvent pâle figure. Combien de temps nous fallut-il attendre pour voir un film sur la guerre d’Algérie en salle ? La guerre en Irak, elle, constitue l’apogée de cette auto-analyse américaine. Alors qu’elle perdurait, les films la traitant se bousculaient à l’affiche. Mais, si les Redacted ou autre Lions and lambs trouvaient en France un public conquis d’avance et relativement abondant, ces porte-drapeaux de la gauche américaine ne perçaient pas sur leur propre sol (Redacted de Brian de Palma engendra un petit 65 000 dollars aux US). Le public amérikain, bercé dans ses propres mythes depuis longtemps, ne regarderait son histoire au cinéma que lorsque celui-ci lui conte différentes variations de la seule fable communément admise.
Après le choc du 11 septembre qui démontra sa vulnérabilité, et l’expérience en Irak entendue par le plus grand nombre aujourd’hui comme une erreur, l’Amérike cherche à reconstruire son image. En politique, cela passe par le jeu délicat d’un président plus réfléchi que son prédécesseur qui tente d’afficher un visage pacifique et ouvert au monde tout en prouvant sa virilité à domicile. En 5 ans, le prix Nobel de la paix 2009 a gonflé les troupes en Afghanistan, ‘terminé’ la guerre en Irak, menacé l’Iran de sanctions militaires, frappé la Lybie, réorganisé son armée dans le pacifique, ordonné l’exécution de Ben Laden, menacé la Syrie… La nouvelle gauche semble musclée, et ce n’est pas notre président qui me contredira.
Au cinéma, saint lieu jadis des plus belles propagandes, la toute puissante Amérike triomphe sans commune mesure. Les grosses cylindrées conservatrices se multiplient. Sans plus aucune pudeur, elles marquent leur évangélisation, utilisant toutes leurs capacités à diffuser leurs idéaux. Le comble est atteint lorsque la Bible devient l’histoire racontée (Noé), ou lorsque l’histoire racontée devient la Bible (Man of Steel). Les autres blockbusters, lorsque ce ne sont pas des navets avec Bruce Willis, sont soit de très beaux objets réactionnaires (Batman), soit des produits de la bien-pensante démocrate (Elysium). Même la dite gauche hollywoodienne nous gave d’héroïsme anti-islamique (Argo, Zero Dark Thirty).
Qu’attendre alors d’Hollywood sur l’histoire amérikaine récente aujourd’hui ? Qu’attendre, de surcroît, d’une fiction amérikaine sur Wikileaks ? Seule révolution plausible dans ce monde complaisant ou je-m’en-foutiste (au choix), la bombe d’Assange prouvait à tous qu’il existe de fait différentes interprétations du mot transparence. Derrière les mots, quels sont les actes ? La transparence ne dissimule pas, c’est sa définition propre. Le gouvernement amérikain peut-il ainsi se déclarer transparent ? Peut-il encore, après avoir été pris la main dans le sac, oser utiliser ce terme pour caractériser sa politique ?
Le Cinquième Pouvoir, pour le coup, est un film transparent. Il ne laissera pas de traces dans l’histoire du sixième art comme a pu le faire Révélations de Michael Mann, la « bible » du réalisateur Bill Condon. Enigme simpliste, effets vieillots (hello les années 1990), surjeu des comédiens (hello Plus belle la vie), musique lourde, métaphores cheap… Pour un film sur la révolution numérique, le moins que l’on puisse dire est que c’est un raté. Et pourtant, l’Amérike réalise une belle prouesse. Une heure et demi d’une petite histoire sous-volant la grande ! On ne saurait mieux faire pour décrédibiliser une révolution : la rendre personnelle, médiocre et passée. Assange ne devient plus qu’un gourou obsédé par ses propres secrets, motivé par une enfance passée dans une secte, bipolaire et presque schizophrène. On se croirait dans ces campagnes de décrédibilisation que pratiquent les grands lobbys dans les médias amérikains (comme dans Révélations du reste…). L’entreprise Wikileaks, pourtant encore actuelle, est réduite à un mauvais (télé)film aux textes trop grandiloquents et à la fausse caution documentaire. C’est du sous Greengrass et sera la seule fiction sur le sujet. Le film finit, la révolution avec. Efficace…
De son côté, Paul Greengrass sort également sa dernière production amérikaine basée sur « une histoire vraie ». Quand même les artistes politisés s’y mettent (hello Matt Damon), nous touchons le fond. Il y a peu encore, le réalisateur anglais modernisait le film politique avec un style mêlant effets documentaires, découpage vif et interprétations réalistes. Véritable coup de poing dans le ventre mou du cinéma, le style Greengrass révolutionna aussi le film d’espionnage avec Jason Bourne.
Dans Captain Phillips, Greengrass applique sa méthode au service d’un sujet d’actualité et, qu’on le veuille ou non, politique. Malheureusement pour les fans du dispositif (me included), l’échec est aussi latent que sur Green Zone, tant certains points clés du récit manquent de réalisme. Comment croire qu’un pirate somalien expérimenté tombe dans autant de pièges tendus, de surcroit presque toujours verbaux ? Comment espérer susciter du suspense lorsque notre méchant est si gentil, si naïf et que visiblement aucun good guy ne risque de mourir dans l’aventure ? Les pirates n’exécutent même pas, que dis-je, ne blessent même pas UN membre de l’équipage, même lorsqu’ils ont compris qu’on les prenait pour des idiots. Vous me direz, ils ne sont pas autant pris pour des demeurés que les spectateurs dans l’affaire… Un peu comme lorsque le valeureux Tom Hanks crie aux militaires US qu’il siège au numéro 15 du bateau de secours. Qu’importe si les pirates parlent aussi bien anglais que moi dans l’histoire, la ruse fonctionne à nouveau. James Hanks Bond a plus d’un tour dans son sac. Un peu comme lorsqu’il fait diversion auprès du jeune somalien en lui montrant ses pieds pour mieux le pousser dans l’eau et plonger en mer, évitant ensuite les balles d’un kalachnikov bien mal utilisé. En plus d’entretenir une véritable guerre psychologique avec ses assaillants, l’irelando-américain moyen Richard Phillips (Tom Hanks) découvre de vraies capacités physiques.
Malheureusement pour les naïfs cinéphiles de gauche (me included), Greengrass offre aussi à Corporate Amerika un beau catalogue de valeurs amérikaines. C’est le courage du capitaine de bateaux commerciaux qui s’inquiète dans la voiture avec sa femme de l’évolution de la société pour ses enfants. C’est sa fermeté face aux syndicalistes qui prennent de trop longues pauses et préfèrent se voir augmenter que de mourir aux mains des pirates. C’est son sens du sacrifice. Sa fidélité. Son intelligence. Sa supériorité. Jusqu’au dernier moment Philips aura tenté de faire prévaloir la rationalité dans cet événement insensé, proposant 30 000 dollars aux bandits et une sortie honorable. Jusqu’au dernier moment il aura tenté d’écrire à sa femme, tenté de sauver ce jeune adolescent pirate malgré lui, tenté de protéger les valeurs commerciales de son paquebot dont il était responsable (et toute cette nourriture à destination des africains affamés !).
Paul Greengrass, lui, réussit à me faire changer de camp très vite. Face à cette flotte majestueuse et dominatrice, j’aimerais voir le petit bateau de pêche somalien s’en sortir. Face à cet héroïsme primitif et ce moralisme primaire, j’aimerais voir le chef pirate (excellent Barkhad Abdi) éviter l’ultime piège tendu. C’est comme lorsqu’enfant, je regardais des dessins animés où le héros était invincible. J’étais toujours pour le méchant. Il n’y a pas de plaisir, sauf chauviniste, à soutenir les gagnants d’un match lorsque celui-ci est joué d’avance.
Dans Captain Phillips, l’équipage amérikain a déjà gagné lorsque la première exécution n’arrive pas. C’est du reste à ce moment-là que le film passe à côté de son sujet, ce qui n’était pas le cas dans l’excellent Hijacking. Alors que Greengrass et son chef opérateur Barry Ackroyd entendent nous faire vivre une expérience quasi documentaire (sous exposant certaines scènes exprès, filmant dans de vrais décors restreints, usant du zoom et suivant les acteurs dans des conditions difficiles, …), ils nous privent d’un intérêt de poids : la surprise. Finalement, lorsque nos SEALS bodybuildés tombent du ciel (où est Batman?), nous ne nous demandons plus si le capitaine Philipps va s’en sortir. Nous assistons juste au déploiement d’une puissance militaire incomparable, exaltée à son apogée par ces hommes robots, dont je me demandais au passage s’ils ne mériteraient pas un documentaire intimiste à eux seuls (que pensent-ils, que ressentent-ils, quelle est leur vision du monde, de leur travail, de leur corps ; y a-t-il des cerveaux dans leurs grosses têtes vigoureuses ?).
Tom Hanks obtiendra peut-être une nouvelle statuette pour avoir su tout lâcher au dénouement. Il est formidable de justesse et de normalité (autre mot à la mode, non ?). Et puis, même si le seul adulte à bord ne put sauver l’ado (exécuté par l’élite des tireurs d’élite), il peut se rassurer sur le sort de son alter égo pirate. Celui-ci se fait lire ses droits, à l’amérikaine, et sera, au contraire des terroristes d’Al Qaeda, jugé au pays de la liberté. Et rassurons-nous, spectateurs du grand théâtre amérikain, justice fut rendue ! Notre malheureux pirate écopera de 33 ans nous précise-t-on au prologue. « C’est pas moi qui le dit, c’est écrit dans les livres ! » aurait dit l’autre. Parce que cette dernière chronique de l’Amérike viktorieuse n’est rien d’autre que l’adaptation cinématographique de la vraie histoire écrite dans un vrai livre par le vrai captain Phillips.
Après une année 2012 riche en grossières synthèses historiques, de Katherine Bigelow à Ben Affleck, l’année 2013 ne pouvait que terminer sur un ultime bourrage de crâne au ketchup. Continuerons-nous à accepter le récit unique dans le cinéma amérikain, comme nous l’approuvons malgré nous dans nos livres d’Histoire[i] ? A moins que ce ne soit l’air du temps, la résignation de l’intellect, l’endormissement des consciences…